A la fin de mon histoire de Léon et Vladimir, je découvre avec étonnement que ce dernier a pris presque « plus de place » que notre grand-père. C’est le temps de guerre qui les a réunis à Königstein et, comme je le comprend maintenant, ce même temps les a aussi séparés. Pas au moment de la séparation physique après la prison de Dresde. C’est plutôt au début des années 1920, au moment où Vladimir a reçu la réponse négative de Léon, son courageux et intrépide camarade d’évasion.
En effet, j’ai l’impression que pour notre grand-père ce temps s’est arrêté le 25 novembre 1918 dans le train qui le ramenait avec d’autres ex-prisonniers de Suisse en France. Il retournait dans son village pour retrouver sa maison, sa fiancée Clotilde, son travail d’instituteur. La vie normale, quand on n’a plus à participer à un combat imposé et sans fin contre des forces extérieures.
Pour Vladimir il est difficile de dire quand la « vie normale » a repris. C’est à la recherche de cette frontière entre le temps de guerre et le temps d’après pour Vladimir que, une fois retrouvées ses traces en Russie, nous sommes allés jusqu’à la fin, jusqu’à cette datcha près de Moscou où - apparemment – il a trouvé après 1953 l’apaisement de la vie ordinaire.
Plus nous avancions dans l’histoire de mon grand-père, plus j'éprouvais un double sentiment.
D’un côté l’impression émouvante et réjouissante de connaître enfin, de voir de mes yeux ce Königstein ou Léon s'était lancé dans cette extraordinaire évasion, de retrouver les détails de celle-ci, de découvrir le visage de ce Vladimir Gabbine, son comparse dans cet exploit et l'auteur d'une lettre disparue à jamais, mais qui n'était pour moi qu'un nom. D'interroger à travers les documents d’archives les témoins de cette époque. Et puis de retrouver – un vrai miracle – Georgui Gabbine à Moscou.
De l’autre côté, le regret de l’impossibilité de trouver aujourd’hui des réponses sur les raisons de certains choix vitaux qu’on fait les uns et les autres dans cette histoire.
Pourquoi Vladimir n’a-t-il pas essayé malgré tout, malgré la lettre du grand-père, de quitter la Russie, de quitter ce Moscou qui était pour lui une ville étrangère, alors qu’il était encore possible d’émigrer à cette époque, jusqu’à la fin de la NEP. Beaucoup l'ont fait sans avoir de contact à l'étranger. Attachement à sa famille ? Ou besoin que quelqu’un le pousse, comme l’avait fait Léon en 1914 ? Peut-être la phrase de Gueorgui sur sa vision de Léon comme élément moteur dans l'évasion est-elle une part d'explication.
Vladimir est mort en 1977.
En 1973-1974, j’étais stagiaire à l'Université de Moscou. J’aurais pu le rencontrer, et lui poser cette question. Mais pas un instant il ne m’est venu à l’esprit qu’il pouvait être encore vivant, lui ou ses descendants éventuels, qu’il pouvait habiter à Moscou. Il était facile de retrouver quelqu’un là-bas, car tous les habitants devaient être « enregistrés » - c’était la fameuse « propiska » que devait avoir chaque Soviétique -, et un bureau de renseignements donnait l’adresse de tout habitant à qui la demandait. Des amis avaient ainsi trouvé facilement des gens qu’ils cherchaient.
Si j’avais cherché et obtenu son adresse, aurais-je pu le voir ? Aurait-il été peu désireux de remuer ce passé dont il avait visiblement voulu enterrer des pans entiers ? Ou aurait-il accepté de rencontrer la petite-fille de son vieux camarade, peut-être en hésitant, et puis finalement avec le plaisir de partager son histoire que j’ai pu voir chez mes deux grands-mères lorsque je leur ai fait raconter leur vie et les ai enregistrées ?
J’aurais pu alors savoir tant de choses. Je l'aurais questionné sur son amitié avec Léon; de quoi parlaient-ils pendant ces semaines où ils mettaient au point leur fuite? Ils avaient 24 ans. De quoi parlent les garçons de 24 ans ? De leur famille ? De leurs études, de leur vie d’avant et de l’avenir qu’ils envisageaient… De politique ? L’instituteur socialiste et l’officier de l’armée du tsar… Peut-être partageaient-ils plus de choses qu’on ne peut l’imaginer même de ce point de vue. Ou peut-être pas.
Nous ne le savons pas, mais en tout cas, je peux me dire aujourd’hui que grâce à cette histoire reconstituée en 2020, nous avons réuni Léon et Vladimir qui s'étaient perdus depuis la lettre des années 1920. Ils ont bien mérité cet hommage!
Il a été parfois difficile d'imaginer ces moments extraordinaires de guerre, de tranchées, d'obus, d'évasions, de Tchéka, non pas comme sortis d'un livre d'histoire ou un roman, mais vécus par notre paisible grand-père fumeur de meccarillos, et son camarade russe. Mais essayer de se les représenter, passer du temps avec eux, réfléchir sur leurs actions a toujours été un plaisir, un plaisir qui est devenu une occupation salutaire puisque nous avons continué et terminons ce voyage pendant le confinement historique du printemps 2020.
Les références à la guerre à ce sujet dans le discours des hommes politiques sont devenues fréquentes et troublantes. Les historiens nous apportent leur éclairage sur les particularités et les similitudes de pareils moments. Comme l'historien de la guerre 14, J.J. Audoin-Rouzeau qui dans un entretien du 12 avril 2020 au journal Mediapart fait un rapprochement intéressant entre le temps de la guerre 14 et celui du COVID 19.
"Le propre du temps de guerre est aussi que ce temps devient infini. On ne sait pas quand cela va se terminer. On espère simplement – c’est vrai aujourd’hui comme pendant la Grande Guerre ou l’Occupation – que ce sera fini « bientôt ». Pour Noël 1914, après l’offensive de printemps de 1917, etc. C’est par une addition de courts termes qu’on entre en fait dans le long terme de la guerre. Si on nous avait dit, au début du confinement, que ce serait pour deux mois ou davantage, cela n’aurait pas été accepté de la même façon. Mais on nous a dit, comme pour la guerre, que c’était seulement un mauvais moment à passer. /…/ Après la contraction initiale du temps, on est entré dans ce temps indéfini qui nous a fait passer dans une temporalité « autre », sans savoir quand elle trouvera son terme."
Dès le début du confinement, je repense à celui du grand-père dans la forteresse de Königstein, puis la prison de Dresde, et puis dans d’autres camps encore. Et ainsi pendant presque 5 ans. Mais surtout à son rapport au temps d’enfermement. Jusqu’au bout il a essayé d'échapper à cette situation où le temps s’est arrêté dans l’attente d'on ne sait pas quelle fin. Alors, si sa motivation première était le désir de retourner sur le front, n’est-ce pas aussi pour tenter de donner un terme à ce temps indéfini qu’il s’est lancé encore et encore malgré tous les risques encourus dans la préparation et les tentatives d’évasion?
Dans ce "temps indéfini" que nous vivons en ce moment, nous aussi, nous essayons de nous « évader » en nous donnant quelques repères et espoirs pour le futur : nous devons nous rendre cet été à Königstein pour rencontrer le conservateur qui s'occupe au musée de la période 14-18. Notre ami Bernhartd a téléphoné d'Allemagne aux personnes chargées du département historique et fait part de l'histoire de l'évasion du grand-père et ils sont intéressés par la lettre et l'enregistrement qui en témoignent. Ils ont dit aussi qu'ils possédaient beaucoup de photos de cette époque qu'ils pourraient nous montrer.
Retrouverons-nous le grand-père sur l'une d'elle? Je suis sûre que je le reconnaîtrais tout de suite.
Ainsi l'histoire n'est pas encore finie...
13 avril 2020, Paris