Volodia rentre à Paris et nous discutons de toutes ces nouvelles données. Je voudrais bien, moi aussi, voir le fils de ce Gabbine que le grand-père n’a jamais oublié. Lui aussi veut me voir. Volodia et Gueorgui ont convenu d’un rendez-vous par skype. Après quelques premières phrases de salutations émues, je lui dis à quel point cette rencontre est pour moi extraordinaire, car je sentais quand mon grand-père parlait de cette époque que le souvenir de V. Gabbine était resté vivant dans sa mémoire, et en même temps c’était pour moi une page fermée à jamais, à laquelle on ne pourrait jamais rien ajouter.
Nous reparlons de l’évasion. « Je pense que c’est votre grand-père qui était l’élément moteur dans cette évasion », me dit-il.
Je sais qu’effectivement c’est le grand-père qui a proposé de s’enfuir à Vladimir, et que c’est lui qui est descendu le premier. Mais Gueorgui a-t-il d’autre raisons de penser cela ?
Je lui redis notre étonnement en pensant au refus opposé à la lettre de Vladimir. Gueorgui réaffirme énergiquement que son père n’en a sans doute jamais voulu à son camarade de camp.
Puis je m’éloigne, encore sous le coup de l’émotion.
Volodia continue la conversation.
Gueorgui va lui ouvrir une page nouvelle et inattendue de la vie de Vladimir.
« Vous savez, si vous n’étiez pas venu, tout cela serait resté enfoui à jamais sans doute. Mais après votre départ j’ai beaucoup réfléchi aux tâches blanches dans la vie de mon père. J’ai essayé de me mettre à sa place pour le comprendre. Quand nous nous sommes rencontrés, je ne vous ai pas tout dit sur la vie de mon père dans les années 1920 car je pensais que ce n’était pas très intéressant pour vous. Or, il y a eu un épisode qui n’était pas très positif. Et maintenant je pense que si on raconte, il faut dire tout de façon honnête.
Vous vous souvenez, je vous ai donné une photo de notre famille dans les années 1920. Regardez-là. Il y a les trois filles du général et deux frères. Mais il y sur la photo aussi une femme laide. Vous la voyez ? »
Volodia scrute les visages, embarrassé. Laquelle ?
« Mais si, mais si, la femme laide, debout au deuxième rang… Et puis il y a une petite fille sur les genoux de Piotr. Eh bien, cette femme laide c’est la première femme de mon père. Et leur fille Viktoria. Vladimir vivait dans des conditions épouvantables dans ce début des années 20. Comme je vous l’avais dit, il n’avait même pas une place pour dormir. Et donc je comprends maintenant qu’à ce moment il écrit à Léon, puis reçoit sa lettre, son espoir de partir disparaît, et il décide de se marier avec cette femme, qui avait un logement à elle. C’était pour lui comme un « mariage fictif », un mariage par désespoir ; ils ont eu une fille, mais le mariage a été très malheureux. La seule chose qui intéressait cette femme, c’était l’argent; toute sa vie, elle lui reprochait de ne pas lui donner assez d’argent. Sa fille, ma sœur, ne m’a jamais apporté un bonbon, elle ne venait le voir que pour qu’il lui donne de l’argent. Imaginez qu’à la mort de mon père, elle est venue à l’enterrement pour me parler d’héritage. Or, mon père, sur son livret d’épargne, il avait 5 roubles. Quand j’ai dit à ma sœur que ce n’était pas le lieu et le moment de parler d’argent, elle est partie fâchée et je ne l’ai plus revue. »
Volodia est surpris par la révélation de cet épisode qui renforce le sentiment de tristesse de voir un homme pris dans des circonstances qui l'ont forcé à agir à contrecœur, juste pour sortir d'une situation que sans doute il ne supportait plus.
Gueorgui continue, comme pour justifier son père.
« Vous comprenez, mon père c’était un « bartchuk »*. Il a grandi dans une grande propriété à Tachkent, une belle maison, un jardin, du personnel.
Il avait des ambitions. Quand dans son enfance on l’a envoyé à l’école civile et non militaire, il ne voulait pas y aller ; il disait que c’était une école de filles, il jetait des grenouilles par les fenêtres pour se faire renvoyer ; il a fini par être ramené par un policier. Puis la guerre l’ a empêché de faire ses études à l’Académie militaire comme ses frères. Pendant la guerre il n’a pas pu combattre, la captivité n’était pas non plus un fait très glorieux, et il revient dans cette Russie bolchevique en ruines. Bref, mon père pensait qu’il avait un destin raté »
De cette conversation, il ressort que peut-être ce que nous lui avons appris sur la lettre a donné à Gueorgui une sorte de clef pour mieux comprendre l’histoire du premier mariage de son père qui restait visiblement un mystère et une chose mal vécue pour lui, quelque chose de malhonnête et contraire à la nature de son père.
Georgui n'a sans doute pas fini de revenir à l'histoire de son père, mais probablement avec plus de compréhension, et aussi de regrets ne pas avoir appris plus de choses de son vivant.
Et nous? Cette confidence de Gueorgui éclaircit d'une certaine manière le silence que son père a gardé sur Léon, mais nous inspire de nouvelles questions.
- bartchuk = petit barine.