Gueorgui ne raconte pas grand-chose sur la vie matérielle de la famille à Moscou à cette époque, sinon qu’ils logent tous dans un baraquement, où Vladimir n’a même pas un lit à lui. Il a repris ses études et obtient un diplôme de l’Institut énergétique de Moscou. Il devient ingénieur électricien au Bolchoï. En 1929, il se marie avec une cousine germaine, originaire elle aussi de Tachkent. Il a 37 ans.
En 1933, naît leur fils Gueorgui. Il a enfin son logement, deux pièces dans un appartement communautaire, dont une pièce sans fenêtre.
Je demande à Gueorgui : « Alors la vie s’arrange ? »
« Oui, à peu près, répond Gueorgui. Mais vous savez que le Bolchoï avait un régime spécial. C’était non seulement un théâtre, mais il s’y tenait aussi les congrès du Parti. Et lors des représentations, opéras, spectacles, Staline était dans la loge. Donc, il y avait une très stricte surveillance par les organes. Et mon père devait cacher qu’il avait un frère à l’étranger, cacher ses origines (ancien militaire de l’armée tsariste, mais d’origine paysanne, écrivait-il dans les «enquêtes » sur l’origine sociale). Un jour, un incendie se produit au théâtre. Mon père se prépare déjà à être arrêté et accusé de sabotage ou d’action terroriste. On pouvait être arrêté pour moins que ça ! Nous habitions dans un grand immeuble, et pendant toutes ces années des gens disparaissaient la nuit. Notre famille n’a pas été touchée, par chance. Sans doute étions- nous protégés par une bonne étoile» .
Je comprends après ce récit pourquoi Vladimir n’aimait pas parler du passé, de lui-même, de sa famille.
Je lui demande : « Vous vous souvenez sans doute vous-même de la période de la guerre, puisque vous aviez déjà 9 ans. »
« Oui, en juin 1941, mon père reçoit un ordre de mission du gouvernement : il doit se rendre à Tachkent pour participer à la construction de l’Opéra de la république d'Ouzbékistan. Nous avons fermé nos deux pièces dans l’appartement communautaire et nous sommes partis. C’est dans le train qui nous emmenait en Asie centrale que nous avons appris que l’Allemagne avait attaqué l’Union soviétique, le 22 juin. Que faire ? Il s’agit d’une mission de l’Etat et mon père décide donc de continuer la route. Mais au bout de quelques mois, le chantier de l’Opéra est arrêté, et mon père est envoyé pour travailler au Tadjikistan. A la fin de la guerre, nous sommes rentrés à Moscou ».
« Vous avez retrouvé vos deux pièces ?
« Oui, mais pendant la guerre d’autres gens y habitaient, et tout avait été emporté, sauf le piano.»
« Vladimir reprend son travail au Bolchoï ? »
« Non, il travaille, mais comme traducteur de textes techniques en allemand. Mais surtout il veut quitter Moscou et retourner vivre en Asie centrale. Comme si son séjour pendant la guerre avait réveillé en lui une nostalgie de l'Asie de son enfance. Mais on ne pouvait pas à cette époque déménager d'une ville à l'autre comme ça. Il devait pour cela trouver une mission officielle.
En 1948, il en trouve une à Alma-Ata, la capitale du Kazakhstan. Je ne sais pas combien de fois j’ai changé d’école pendant mon enfance. Mais ma mère en avait assez de cette vie nomade, et des difficultés matérielles qu' ils rencontraient, logement, etc... Elle a persuadé mon père de revenir à Moscou. Là, mon père est allé travailler comme ingénieur dans une usine qui fabriquait des fours électriques industriels. C’est dans cette entreprise qu’il a obtenu en 1953, comme de nombreux travailleurs, une parcelle de terrain à la campagne à 43 km de Moscou pour y construire une datcha.* Il l’a construite lui-même, a aménagé un jardin et un verger. En 1955 il a pris sa retraite et cette datcha est devenu son refuge, son monde. Il y a passé pratiquement tout le reste de sa vie. Jusqu'à la fin il évitait de parler de sa vie passée et celle de sa famille.
A un moment il a reçu une lettre de son frère, Nikolaï, d’Australie. Nikolaï dit qu’il voudrait rentrer en Russie, et demande s’ils pourraient l’accueillir. La famille se réunit, et tous, surtout les soeurs de mon père, décident non seulement de ne pas répondre mais de continuer à taire soigneusement l’existence de ce frère émigré.
Vous voyez que mon père ne pouvait pas en vouloir à Léon de ne pas avoir accepté de l’accueillir, alors qu’eux-mêmes n’ont même pas répondu à la lettre de leur frère. »
« Vous n’avez plus eu de nouvelles de Nikolaï ? »
« Si, plus tard, nous avons reçu une lettre d’Australie. Quelqu'un nous informait qu'il était décédé et joignait une photo de sa tombe. Une des sœurs s’est alors demandé s’il n’y avait pas un héritage à recevoir. La réaction des autres a été immédiate : tais-toi, surtout pas ! Nous n’avons pas de frère en Australie… »
Je quitte les Gabbine avec des sentiments mélangés. Toujours ému d’avoir pu parler au fils de Vladimir Gabbine, rétablir le lien entre un passé qui semblait si lointain, disparu à jamais, et le présent. De savoir que non seulement pour Léon, mais pour Vladimir aussi la vie a continué. Simplement j’ai aussi de la tristesse en comprenant à quel point sa vie était enfermée dans cette peur soviétique, cette banale peur soviétique qui était une prison dont il n’y avait, pour le coup, pas d’évasion possible.