1. Quand les souvenirs reviennent
Extraits de mon journal, automne 2014
"Il se trouve que nous sommes à Gercourt et que Gercourt est l’étape désignée aujourd’hui. (…) Nous dominons de là-haut un immense vallon arrondi : au bas de la pente, des bois sombres, avec les grandes enclaves lumineuses des moissons mûres. Là-bas, dans le creux, un village blanc sous des feuilles, Dannevoux. Et tout au fond, par-delà la Meuse qu’on ne voit pas, une chaîne de collines bleues."
Ce passage de "Ceux de 14" de Maurice Genevoix est la première émotion forte que j'éprouve en repensant à cette époque. Il a bien fallu ces cours passionnants au Collège de France dans le cadre des commémorations actuelles de la Grande guerre, où des amis m’ont entraînée, pour que je me décide à lire un livre sur la guerre. J'ai toujours eu une aversion pour tout ce qui s'y rapporte, livres, films...
Et soudain je revois ces lieux si connus sous un autre jour. Gercourt, dont si souvent nous avons dévalé la pente qui mène à Dannevoux à vélo avec mon cousin Alain - je revois la fois où il a fait un vol plané et s'est relevé avec du sang sur les mains et le visage, à mon grand effroi -, Dannevoux où nous avons passé tant de vacances. Dannevoux ce village si ordinaire, avec ses rues où la seule attraction était le passage des vaches matin et soir. La Meuse, principal but de promenade, mais qui n'offrait pas un paysage extraordinairement pittoresque, le cimetière allemand, si peu cimetière à mes yeux d'enfant avec ses croix toutes pareilles et ses arbres magnifiques... Plutôt un parc. Je n'ai jamais remarqué, au cours de toutes ces promenades la "chaîne de collines bleues" dont parle Maurice Genevoix. Mais soudain grâce à ces lignes et la suite terrible de son récit, la guerre prend corps.
Au fond, la côte de Gercourt, beaucoup moins raide et longue que dans mon souvenir.
Dannevoux de nos jours: la "grand rue", avec à gauche l'école où le grand-père était instituteur.
Ci-dessous: Dannevoux occupé par les Allemands.
Je repense aux évasions du grand-père. Il a été mobilisé et fait prisonnier dès août 14. Il s’est échappé trois fois, a été rattrapé trois fois. Il nous les avait
racontées, ses évasions, mon père les avait enregistrées sur un magnétophone de l’époque, mais la bande s’est perdue.
Mais si nous avons perdu l'enregistrement du grand-père, j'ai bien celui de mamye, fait à Ivry vers 1983 ou 1984. Comment elle, ses parents, ceux du grand-père ont-ils vécu la guerre ?
Je réécoute.
Les parents de notre grand-mère Clotilde quittent leur village de Consenvoye avec leurs enfants, Jeanne, Jean et Clotilde pour aller à Paris, où le grand-père Odile (le père de mamye) a obtenu un poste d’instituteur dans une école près d’Alésia. Ils partent à pied. La grand-mère paternelle, Véronique Trouslard, doit partir avec eux. Elle a déjà mis sur la valise le grand châle noir qu’elle aime bien. Et puis, au dernier moment, la voilà qui déclare qu’elle ne partira pas. Elle veut rester chez elle, et de toute façon dans quelques jours ils seront de retour, dit-elle. Ils resteront 2 ans à Paris et ne la reverront pas.
Du côté du grand-père Léon, la famille habite à Sivry, à une dizaine de kilomètres de Dannevoux.
Et c’est son grand-père (ou son père, ce n'est pas très clair) qui refuse de quitter le village, et va subir un sort tragique. Il est asthmatique. Un jour, les Allemands qui habitent chez lui font frire du lard de telle sorte qu’une fumée terrible se dégage et envahit la pièce. Pris d’une crise d’asthme, il meurt. Choquée par cette histoire, je demande à mamye : mais ils l’ont fait exprès ? Bien sûr qu’ils l’ont fait exprès, me répond-elle. Elle ajoute que « les Boches » en revanche ont bien soigné la grand-mère Trouslard, malade. Ils l’ont su par des voisins qui étaient restés sur place.
(J'ajoute ici qu'un article de l'Est républicain de 2017 raconte l'histoire des quatre occupations du village de Sivry, dont celle de 14-18, dès le 29 août 1914. Une grande partie de la population est déportée en Bavière, quelques personnes restées ici seront contraintes de « cohabiter » avec l’ennemi).
Mamye, dans l'enregistrement, parle aussi de Léon avant la guerre, de leurs premières rencontres alors qu'ils étaient tous les deux au collège (dans des collèges voisins je suppose). Je crois me rappeller, mais je ne l'entends pas sur l'enregistrement, qu'elle disait "je l'ai attendu pendant cinq ans". Les cinq ans de sa captivité. Sur celle-ci, elle ne donne pas beaucoup de précisions.