11. La lettre de Vladimir

Au début des années 1920, Léon reçoit une lettre de son camarade de camp et d’évasion, Vladimir Gabine. Cette lettre, je l’ai eue entre les mains, montrée par le grand-père puis, après la mort de celui-ci, par mamye à Volodia et à moi. Pourquoi ne lui ai-je pas demandé de me la donner ? Pourquoi l’ai-je laissé disparaître après la mort de mamye ?

Je la revois pourtant, cette lettre, pas très longue, une demie ou trois quart de page, écrite en français d’une belle écriture. Pourtant, le grand-père disait qu'il ne parlait pas français. Vladimir Gabine décrit la situation à Moscou, qui est catastrophique. Il n’y a pas de travail, pas de moyen de gagner sa vie ; il dit fabriquer des briquets, qu’il vend pour survivre. Il insiste sur la misère matérielle, et il exprime son désir de venir en France. Il demande si le grand-père pourrait l’aider s’il venait.

Mais Léon lui répond qu’il ne peut pas l’accueillir.

Par la suite, je crois avoir demandé à mamye pourquoi cette réponse, et elle m’aurait répondu qu’ici non plus il n’y avait pas de travail, pas de possibilité pour eux de l’aider.

A cette époque, j’avais étudié à la fac l’histoire de l’URSS et de cette période : révolution, guerre civile, révoltes, répressions, passage à la NEP suite à la paralysie de l’économie et de ses conséquences: famine, marché noir, spéculation… Léon avait-il conscience de ce que vivait son camarade ? A ce moment sans doute pas; mais après ? Je ne me rappelle pas avoir entendu le grand-père ou la mamye exprimer des regrets de ne pas l’avoir accueilli. Peut-être le grand-père en avait-il eu. Mamye, elle, ne connaissait sans doute pas l’histoire de l’Union soviétique.

Plus tard avec Volodia, nous avons essayé d’imaginer le destin de Vladimir Gabine. On arrivait à la conclusion qu’il avait toutes les chances d’avoir été tragique : officier de l’armée tsariste, ayant probablement, vu des origines bourgeoises (ou nobles), fait partie de l’armée blanche, avait-il pu échapper aux incessantes campagnes contre les « contre-révolutionnaires », « saboteurs », « agents de l’étranger » et autres variétés d’ « ennemis du peuple » que le régime inventait dès la fin des années 1920 et qui emplissaient le goulag ? Tout cela sans doute le menaçait déjà quand il écrivit la lettre à Léon. Mais de cela il ne pouvait évidemment pas parler dans sa lettre.

C’était une histoire triste, mais qui faisait partie d’un lointain passé.

Et là, comme par miracle, comme pour célébrer ce centenaire, resurgissent les documents du grand-père, lettre pour la médaille et enregistrement. Et la visite de Königstein nous fait revivre cette incroyable évasion, et le souvenir "du" Gabine.

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