Le grand-père ne nous a pas raconté, en tous cas dans mon souvenir, les combats du 25e bataillon au cours desquels il a été fait prisonnier. Ces trois jours d'août 14, les historiens les appelleront plus tard la Bataille des Frontières. Les troupes allemandes et françaises s’affrontent dans des combats sanglants au sud de la Belgique et en Lorraine. Des dizaines de milliers de soldats des deux camps sont tués ou mis hors de combat, tandis que des centaines de civils innocents sont fusillés par l’envahisseur qui détruit systématiquement de nombreuses localités.
Les exactions de l’envahisseur contre les populations des villages et sur les soldats français, prisonniers et exécutés, au mépris des conventions internationales sur le droit de la guerre resteront dans les mémoires.
Les livres d’histoire parlent très peu de la Bataille des Frontières. Les raisons en sont multiples. Pour la France, c’est l’échec du général Joffre. Pour la Belgique, il n’y a pas de troupes belges sur ce champ de bataille lointain. Pour l’Allemagne, c’est un arrêt meurtrier pour ses troupes.
La stratégie allemande a conçu une attaque massive contre la France en contournant ses fortifications du nord-est et en envahissant la Belgique dans un mouvement d’enveloppement de l’armée française massée aux frontières de l’Empire de Guillaume II. Les troupes impériales progressent et envahissent le Grand-Duché et la province de Luxembourg. Un choc terrible a lieu dans nos villages. Il est éclaté en combats multiples, sur trois jours, les 22, 23 et 24 août 1914.
Nous avons découvert sur un site très documenté le récit des combats du 25e bataillon. Il utilise comme source le livre « Campagne 1914 – 1918 - Historiques des 25e , 65e et 106e Bataillons de Chasseurs à Pied » Imprimeur-Éditeur E.-J. Caudron – Paris - 1935
L'avant-propos donne les précisions suivantes :
« Les éléments qui nous ont servi pour écrire l'Historique ont été puisés, pour la plus grande partie, dans le « Journal de Marche » de chacun de nos trois Bataillons. C'était la source la plus sûre au point de vue de la véracité des faits, il nous est donc possible d'affirmer que tous ceux qui sont relatés sont rigoureusement exacts. Je dois à la vérité de dire que seul le « Journal de Marche » du 25 e était véritablement riche de souvenirs. C'est la raison qui nous a permis d'écrire son Historique à peu près au complet, tandis que nous avons dû, à notre grand regret, nous contenter pour le 65e et le 106e de simples résumés. »
Dans ce récit on retrouve le nom (nous les avons mis en gras) des officiers dont le grand-père parle dans sa lettre. Et c'est ainsi que nous avons appris que Léon Dormois appartenait à la 5ème compagnie du 25e BCP: il dit dans sa lettre que le 22 août, il voit tomber à ses côtés le capitaine Paquin.
En exergue, l'auteur du site cite Roland Dorgelès:
« Pourquoi ?
On oubliera.
Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont.
L'image du soldat disparu s'effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qu'il aimait tant.
Et tous les morts mourront pour la deuxième fois."
Et il ajoute:
"Ces lignes résument pourquoi, vous, moi, et d'autres travaillons à leur mémoire pour les générations futures. Pour ne pas oublier… »
(Il faudra envoyer à l'auteur du site pour compléter son remarquable travail et ses archives le témoignage du grand-père).
« Le 21 août, le 25e bataillon de chasseurs à pied est en réserve de 6e corps d’armée ; nous sommes près de l’Etat-Major du général Sarrail, commandant le Corps d’Armée à Spincourt. Le Général, assis, sur le talus d’une route, discute avec ses collaborateurs, cartes déployées à terre ; ordres brefs. Au soir, on reprend la marche en avant, le Bataillon dépasse Arrancy et bivouaque dans les luzernes humides entre Arrancy et Beuveilles.
Le lendemain 22, dès le lever du jour, une vive fusillade se fait entendre à l’Est ; nos avant-gardes attaquent résolument l’ennemi, principalement à Cons-la-Granville. La lutte est chaude, car le gros de l’armée du Kronprinz, débouchant de Longwy, déferle sur Longuyon. Le 6e corps a lutté courageusement, mais les forces ennemies sont supérieures, leur matériel plus puissant que le nôtre, il faut céder du terrain.
Pour enrayer le mouvement ennemi, ordre est donné au 25e de se porter, par Arrancy, au bois de Lanromont ( en Belgique ). En débouchant de Beuveilles, il se trouve en pleine bataille : trois compagnies ( 2e , 3e , 4e en première ligne ), sous les ordres du capitaine Chassepot, repoussèrent diverses attaques d’infanterie allemande. Les trois autres compagnies restent en réserve autour du village de Beuveilles.
Dans la soirée, les 1ere et 5e compagnies sont envoyées, par le Général commandant le C.A., en soutient du 162e R.I., assez fortement pressé par les Allemands, vers le bois du Fayet. Quand nous arrivons à la crête, les balles allemandes rasent le sol, coupant net la tige des herbes ; quelques patrouilleurs sont blessés. On avance en minces colonnes, utilisant les moindres replis du sol. Sur la crête, nous trouvons une compagnie d’infanterie, dont presque tous les hommes, déployés en tirailleurs, sont tués. Le Capitaine, debout, attend stoïquement la mort ; il nous accueille en pleurant.
La 1ere compagnie ouvre le feu, l’ennemi se tait et s’arrête interdit. Alors, la 5e compagnie, enlevée vigoureusement par le capitaine Paquin, s’élance hardiment; elle dévale la pente est de la cote 320, mais les mitrailleuses ennemies redoublent de fureur, fauchant les hommes et les blés. Le capitaine Paquin est tombé glorieusement pendant la contre-attaque.
Pierrepont et Arrancy sont en flammes. Dans la nuit, en entend les roulements des convois, des cris de blessés, des ordres ; la fusillade et le canon se sont tus ; de part et d’autre, on se reforme après ce combat.
Le 23 août est une journée calme pour le Bataillon. Ordre est donné de creuser des tranchées sur les crêtes 279-283 au sud de Arrancy. Le Bataillon se trouve en contact avec des patrouilles ennemies, et, malgré un violent bombardement d’obus à shrappnells, la journée se passe sans trop d’incidents.
Le 24 août, vers midi, en creusant l’horizon à la jumelle, nous apercevons nettement la préparation de l’attaque ennemie. Les Allemands fourmillent dans ce terrain, et font de l’infiltration à outrance ; ils avancent comme une invasion de rats dans les champs ; ils franchissent les crêtes en tirailleurs, les hommes à 15 et 20 mètres les uns des autres.
La Division à notre droite a cédé. Le Bataillon exécute alors son mouvement, échelons par échelons, pouvant se soutenir dans la retraite.
A 13 heure , les premières fractions de 5e compagnie atteignent Rouvrois, lorsqu’un officier de l’état-major arrive à brides abattues et informe le commandant Guy que la 42e division d’infanterie se porte à l’attaque et demande de tenir le bois Deffoy comme point d’appui de gauche de cette attaque.
Le chef de Bataillon, fait alors faire demi-tour au Bataillon. Il constitue un groupe de trois compagnies (4e , 5e , 6e ), sous les ordres du capitaine Chassepot, qui prolongera l’attaque du 162e R.I., et un groupe de trois autres compagnies ( 1re, 2e, 3e Cies ) pour constituer un autre point d’appui autour du bois Deffoy.
Les 4e et 6e compagnies ouvrent le feu sur les troupes allemandes qui ont occupé la croupe au nord de la ferme de Remenoncourt pendant le mouvement de repli du 25e. Les balles rasent le talus de la voie ferrée et claquent sur les rails. Le capitaine Chassepot enlève ses trois compagnies, les chasseurs bondissent, trébuchent dans les fils de fer qui longent la voie, se relèvent hardiment, et, dans les blés murs, baïonnette basse, méprisant la mort, foncent sur la tranchée allemande qui couvre la ferme de Remenoncourt. Nos mitrailleuses sont criblées de balles et enrayées, elles ne peuvent plus appuyer le mouvement.
Le Bataillon du 162e R.I, a dépassé la ligne de chemin de fer et s’engouffre tout entier dans le château de Remenoncourt; le château ayant été pris comme objectif par l’artillerie allemande, il en sort et se retire sans marquer de temps d’arrêt. Lorsque le capitaine Chassepot voit la retraite du 162e R.I. commencer, il reportera ses compagnies en avant pour essayer d’entraîner ses voisins. Les compagnies subirent alors de très lourdes pertes, presque tous les officiers, un grand nombre de sous-officiers tombèrent. Le capitaine Chassepot et le lieutenant Chalon furent laissés pour morts sur le terrain. Sans direction, laissés à découvert par suite du recul de leurs voisins, les débris des unités se retirent sur Pillon.
Le Commandant du 25e B.C.P. pris la décision de rester le plus longtemps possible autour du bois de Deffoy, pour couvrir la retraite des corps voisins.
Vers 17 heures, les attaques allemandes se développaient autour du bois Deffoy et menaçaient d’encercler les trois compagnies qui l’occupaient. L’artillerie ennemie concentrait son feu sur le bois. Le Commandant donna l’ordre de repli.
La retraite s’exécuta par échelons de compagnie, 2e compagnie, puis 3e sous la protection de la 1re compagnie. Pendant ces mouvements, le capitaine De Raulin est grièvement blessé, près du bois Deffoy. Malheureusement, nous laissons beaucoup de blessés sur le terrain ; le développement de la bataille empêche de les ramener à l’arrière. Seuls, les blessés pouvant marcher pourront être évacués, et ce sera l’infime minorité, car les blessés du 24 août le furent surtout aux jambes.
Vers 18h. 30, la 1ere compagnie a achevé sa retraite sur Rouvrois.
Deux sections de cette compagnie, groupées sous les ordres du commandant Guy, forment une petite arrière-garde ; on ramène tous ceux qui passent, des blessés même se joignent au Commandant qui prend résolument un fusil et fait le coup de feu, tout en fumant cigarette sur cigarette. Son grand calme se communique aux chasseurs, qui ajustent leur tir comme à la cible.
Après quelques instants de lutte, les restes du Bataillon se replient sur Rouvrois-sur-Othain, et tiennent toujours en respect une forte ligne allemande qui avance lentement sur deux rangs, le fusil à la hanche, et inondant le terrain d’une avalanche de balles.
Le Commandant Guy reforme une petite réserve à l’ouest de Rouvrois, tandis qu’un groupe de chasseurs, sous les ordres du lieutenant Durel, de la 1re compagnie, occupe les vergers à l’est du village, tenant toujours la longue ligne ennemie, qui se terre et commence les tranchées.
Tout à coup, débouche du bois Deffoy un bataillon allemand formé en carré, drapeau déployé au centre de cette formation. Les quelques chasseurs qui sont là ne se tiennent plus de joie, un tir précis crépite. Sous les coups de cette brusque rafale, le carré allemand s’aplatit à terre, et les Allemands fuient en débandade dans les blés.
L’ennemi croyant à une forte résistance renonce à son attaque.
Le commandant Guy, les larmes aux yeux, désespéré de laisser tant de camarades là-haut aux mains de l’ennemi, ordonne à un clairon de sonner le refrain du Bataillon : dans ce crépuscule sanglant, c’est comme un adieu suprême à ceux qui restent, tués ou blessés.
Le clairon répète son appel. Rien ne répond. »
Ceux qui restent, tués ou blessés. Ou, comme le grand-père, faits prisonniers.