24 . Octobre 2020 : le rapport du colonel Friedrich von Tschirschky und Bögendorff, commandant de Koenigstein

Lors de notre  premier échange avec Herr Busse nous avons visiblement sous-estimé son intérêt pour l’évasion de notre grand-père. Peut-être qu’au début  il ne voulait pas nous donner trop d’espoir quant à  la possibilité de retrouver dans les archives des documents concernant cette histoire. Mais avec les photos de Léon et Vladimir il a dépassé les plus osées de nos attentes. Et, en plus, notre cher Busse est allé chercher dans les archives de Dresde. Et il a trouvé ! Il a trouvé le rapport d’enquête du commandent de la forteresse, le colonel von  Tschirschky. Et il nous l’a transmis  le 9 octobre 2020.

En voici la traduction :

Le lieutenant d'infanterie russe Vladimir Gabbin et le lieutenant  de réserve français du 25e bataillon de chasseurs à pied Léon Dormois ont  secrètement conçu pendant plusieurs mois un projet d’ évasion et fabriqué une corde pour descendre  de la forteresse afin de se rendre dans un village près de Prague, où Gabbin a une connaissance qui, espérait-il, les aiderait à passer d'abord en Suisse et de là dans leur patrie.

Ils ont secrètement et sans autorisation volé le matériel pour la corde dans les  bâtiments de la forteresse, l'ont acheté sous de faux prétextes dans les cantines et chez les marchands autorisés ici. Ils fabriquaient les différentes parties de la corde à l’ étage supérieur de leurs quartiers communs la nuit dans l'obscurité et cachaient progressivement les morceaux réalisés.

Ils ont choisi la nuit du 15 du mois de mai pour effectuer leur évasion, car à ce moment-là il y avait une tempête. Ce soir-là, ils se tinrent  loin de leurs quartiers et se retrouvèrent  dans leur cachette, dans une gaine d'aération au sous-sol de l'infirmerie, où ils avaient dissimulé leurs vêtements civils, pantalons, vestes en loden et chapeaux de feutre secrètement acquis. Ici, jusqu’à minuit environ, ils ont assemblé les différentes parties de la corde, jusqu’à ce qu’elle atteigne la longueur de  63 m. Vers deux-trois heures du matin, ils sont sortis de la gaine d'aération, emportant la corde avec eux, et se sont rendus vers le  parapet mural du côté de l'Elbe, en évitant tous les gardes de nuit.

De là, ils ont sondé la falaise à l'aide de la corde saisie au milieu pour trouver un endroit approprié pour descendre. Ils ont finalement choisi une embrasure du mur entre Friedrichsburg et le grand arbre qui se trouve dans les jardins privés de la Nouvelle Armurerie. A cet endroit l’a-pic est de 16 m jusqu'à une corniche rocheuse à partir de laquelle on peut continuer la descente à pied. Ils ont enroulé la corde autour de la traverse de fer d’une meurtrière et ont glissé l’ un après l’autre sur la double corde jusqu'à la corniche, d'où ils ont tiré la corde vers le bas et l'ont cachée dans les feuilles.

De la corniche, ils ont atteint le chemin de patrouille à pied et ont marché, évitant les routes et les villes, en remontant le Bielagrund au-dessus de la frontière Saxe / Bohème jusqu'à Peterswalde, où ils ont été arrêtés par un gendarme dans l'après-midi en raison de leur apparence suspecte et ont rejoint le commandement militaire. Là, ils ont été nourris.

Le lendemain, tous deux ont été transférés à Leitmeritz puis ramenés ici. Ils ont alors été déférés devant le tribunal, qui les a arrêtés. Le processus est toujours en cours. Les réfugiés ont reconnu les faits. Il n'y a aucune preuve qu'ils aient eu des confidents ou des complices. Au contraire, on peut supposer qu'ils ont gardé les préparatifs de l’évasion et son exécution strictement ignorés de leurs camarades. Au sujet de savoir si et dans quelle mesure les fournisseurs des deux réfugiés ont agi en violation de leurs obligations, l'enquête judiciaire n’est pas encore terminée.

Comme motif de fuite, Gabbin et Dormois ont déclaré que, dans leurs cercles d'officiers, on considérait qu’un  officier prisonnier de guerre avait l’obligation d'essayer par tous les moyens de retourner au sein des troupes. C'est de ce point de vue qu'ils ont agi lorsqu'ils ont fui. Les deux officiers avaient toujours fait preuve  jusqu’à leur fuite  d’un comportement irréprochable.

                                                                                                                     par Tschirschky

                                                                           Colonel et commandant de la forteresse


Archives principales de l'État de Saxe, Dresde, Dossiers généraux, prisonniers de guerre, n ° 9644 (SHStA: 11348)

Comme il est passionnant le travail de l’historien! Vous avez un document et vous devez démêler le vrai du faux. Car il est évident - nous le savons  si nous nous rappelons  le récit du grand-père - que nos fugitifs ont menti pendant leur interrogatoire: sur la provenance du matériel pour fabriquer la corde, sur la corde elle-même et sa longueur, sur les complicités de leurs camarades, sur le lieu d’évasion… mais ils ont dit aussi des choses vraies: sur l’itinéraire de leur fuite, par exemple.

Sans doute pour éviter des représailles envers les commerçants, ils disent avoir volé le matériel de la corde, alors que d’après le grand-père ils l’ont en partie acheté. Pour les vêtements, ils s’agissait sans doute d’un trafic illicite.

Mais leur souci principal était de couvrir leurs camarades: la corde devient longue de plus de 60 m pour pouvoir être pliée en deux et retirée sans l’aide de complices...

La corde ! La question de sa longueur revient sans cesse. Herr Busse s’étonnait que dans l’enregistrement Léon la décrive comme longue d’une vingtaine de mètres, alors que l’a-pic est de 40 m près de l’infirmerie. Seraient-ils descendus à l’endroit qu’ils ont mentionné lors de leur interrogatoire? Volodia pense qu’ils mentionnent cet endroit ( d’un accord convenu avant même l’évasion au cas ou ils seraient pris) pour s’éloigner de l’infirmerie – lieu réel - et de la mise en cause probable des officiers russes qui les aidaient.  Mais que faire avec l’affirmation de Busse? Ce mystère-ci, sans doute,  restera entier.

En lisant ce rapport, on a la vague impression que Von Tschirschky certes fait son devoir, annule la première condamnation à deux mois de forteresse (ils seront donc rejugés), mais ne cherche pas à charger plus qu’il ne faut les deux officiers, qu’il admet presque leurs explications – pas de complices - à partir du moment où ils reconnaissent les faits et disent avoir agi selon le code d’honneur militaire.

On a l’impression que le colonel Friedrich von Tschirschky und Bögendorff, représentant d’une vieille famille aristocratique silésienne remontant au XIIIème siècle, agit encore par rapport aux prisonniers avec ce code d’honneur de l' officier, qui va bientôt disparaître, emporté par la folie hitlérienne1.

Lui-même mourra à Dresde en 1920  mais certains membres de cette famille résisteront à cette folie.

En 1934, Fritz Günther von Tschirschky, diplomate allemand, est arrêté lors de la Nuit des Longs Couteaux et détenu quelques jours au camp de concentration de Lichtenburg. Il aura la vie sauve grâce à l'intervention de son oncle Johan-Paul van Limburg Stirum qui afficha une très grande hostilité au nazisme et refusa catégoriquement de rencontrer Hitler . En 1935, il quitte l'Allemagne pour se réfugier à Londres, puis à Paris.

En 1944, deux cousins descendants directement de la famille von Tschirschky, Albrecht von Hagen (1904-1944) et Max Ulrich von Drechsel (1911-1944) n'auront pas la même chance et seront exécutés par pendaison à Berlin, à un mois d'intervalle. Ils furent reconnus coupables de l'attentat et du complot du 20 juillet 1944 contre Hitler.


Le fils du colonel von Tschirschky Gustav-Adolf, lieutenant de l’armée allemande, mourut au combat en avril 1918, à l’âge de 20 ans, près de La Neuville. Il est enterré près de Péronne.



1Il ne faut pas oublier que les germes de cette folie ont été aussi semés en Europe par  nombre de grands et petits aristocrates comme le  cousin germain de notre colonel, le comte Heinrich von Tschirschky und Bögendorff, ambassadeur d’Allemagne à Vienne, qui  en juillet 1914 va pousser l’Autriche, sur l’injonction de l’Empereur Guillaume, à attaquer la Serbie après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo.

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