18. Tachkent: la fin du monde ancien

D'après Georguï, c'est pour sauver sa vie que le général Gabbine a dû quitter Tachkent.

"En 1918, en pleine guerre civile, à Tachkent, mon grand-père le général Nikolaï Gabbine  est prévenu d’une arrestation imminente par la Tchéka. (N.B. Cette police politique a été créée au début de l’année 1918 par les Bolcheviks pour  «répondre à la terreur blanche par la terreur rouge », comme ils disent). Ce sont les Ouzbeks (ses domestiques ? des voisins ?) qui vont sauver le général en le cachant dans un puits asséché où il reste quelques jours. Il en sort, se déguise en dissimulant son visage avec un bandage comme s’il avait un abcès dentaire, et part pour Moscou. Là, il se rend au siège de la Tchéka et rencontre son chef,  Dzerjinsky. Il se présente à lui, et lui dit qu’il est prêt à travailler pour le nouveau pouvoir. « Si  vous n’avez pas besoin de mes services, vous pouvez m’arrêter et me fusiller ». Dzerjinsky accepte son offre et il est incorporé dans la RKKA, l'Armée rouge des ouvriers et des paysans."

La fin de cette histoire n'a pas été aussi heureuse pour beaucoup d'habitants de Tachkent, anciens "privilégiés" d'avant 1917 (ou même de nombreux révolutionnaires de 1917 devenus plus tard "contre-révolutionnaires" pour le pouvoir stalinien).

Dès 1917, des milliers de ces "anciens", comme on les nomme, vont être arrêtés, jugés, et incarcérés dans "le château-prison" de la ville.

C'est un assez grand complexe pénitencier construit au 19ème siècle, avec une église, la cathédrale de l'Intercession, qu'on voit sur la carte postale ci-dessus. Celle-ci a été reconstruite d'après les plans de l'ingénieur militaire Nikolaï Gabbine, qui a supervisé les travaux! Elle a été inaugurée en 1906.

Après la révolution, on libère les prisonniers, mais les nouveaux ne vont pas tarder à arriver. Et l'église devient le siège du tribunal révolutionnaire (C'est pratique: de l'église on sort directement dans la cour de la prison).

En 1918, c'est donc là qu'aurait été jugé son bâtisseur, s'il n'avait pu s' échapper. Et que des milliers d'autres vont finir emprisonnés, ou exécutés.

Comme Fiodor Kerensky qui est un ancien procureur de Tachkent. Un jour de décembre 1918, il ne rentre pas chez lui. Sa femme se met à sa recherche et s'adresse à la Tchéka. C'est là qu'on lui annonce que son mari a été arrêté et fusillé, sans procès et jugement. La raison? Son nom de famille: il est le frère d'Alexandre Kerensky*.

Comme le directeur de l'école technique de Tachkent, le colonel Dounin-Borkovski, qui, lui, a droit à un procès:

La Commission extraordinaire (Tcheka), considérant la situation terrible vécue actuellement par le prolétariat et suivant  le slogan de la dictature du prolétariat a jugé que, d'après les preuves matérielles, la présence de Borkovski au sein de l'Etat soviétique est nuisible, et décide par conséquent d'isoler Dounin-Borkovski en l'envoyant dans un camp de concentration pour la bourgeoisie pour une durée de 6 mois.

                                                                                                              15 octobre 1919

Président de la Commission: Popov, Secrétaire: Bessmertny, lu et approuvé: juriste Grinbaum.

On peut préciser quelles sont ces "preuves matérielles": il est intervenu contre la fermeture et la confiscation des biens d'une église, celle du corps des cadets, dont il était chef du comité des paroissiens.  

Dans cette église, construite par Nikolaï Gabbine, on a ouvert, au milieu des années 1930, en démolissant bien entendu au préalable la coupole et le clocher, un cinéma, bien connu des anciens de Tachkent jusque dans  les années 1960. Aujourd'hui il n'en reste plus rien.