16. La Grande guerre du côté de Vladimir
(Suite du récit de Volodia)
Mais à peine a-t-il commencé sa carrière, comme pour Léon, que la guerre commence et qu'il est capturé. Gueorgui me montre une photo d’un groupe de prisonniers russes, parmi lesquels figure son père, puis répond à ma question.
"Où et comment votre père a-t-il été fait prisonnier?"
« Au cours de la bataille de Tannenberg du 20 au 30 août 1914, cinq divisions du 13ème corps d’armée du général Kliouïev et du 15ème corps du général Martos sont encerclées par les Allemands près de la forêt de Grünfliss.
Le général Martos est fait prisonnier, le général Kliouïev essaie de faire sortir les troupes en trois colonnes, mais deux sont défaites et il donne l’ordre de reddition. La général Samsonov, commandant de la 2ème Armée, se suicide. Environ 30 000 soldats et officiers russes sont faits prisonniers. Parmi eux, Vladimir Gabbine.
Le moment le plus dangereux est celui où les soldats s’avancent pour se rendre. Ils sont alors tenus en joue et frappés par les Allemands, qui les répartissent en groupes puis les les conduisent jusqu’au train pour les transporter dans les camps d’internement.
Vladimir Gabbine est interrogé à plusieurs reprises et conduit à la forteresse de Königstein. Sa connaissance de l’allemand, appris à l’Ecole des cadets lui ont été bien utiles dans ces circonstances. »
Ainsi, Vladimir Gabbine et Léon sont faits prisonniers pendant ces mêmes jours d’août 1914. Mais ce n’est pas seulement une coïncidence de leurs destins personnels. Il y a un lien direct entre ces faits : c’est pour soulager la terrible pression des armées allemandes sur l’armée française aux premier jours de la guerre que la Russie lance cette attaque mal préparée – folle – de la 2ème armée du général Samsonov en Prusse orientale. C’est pour, entre autres, sauver le 25ème bataillon de chasseurs à pieds de Léon Dormois en Lorraine que le lieutenant Gabbine et son 13ème corps d’armée s’enfoncent dans l’inconnu des forêts et des marécages de Mazurie.
Il existe, certes, beaucoup d’analyses historiques de la bataille de Tannenberg . Mais c’est sans doute le roman de Soljenitsyne «La Roue rouge», dans la première partie «Août 14», qui, en décrivant jour par jour la destruction de la 2ème armée et les raison de cette catastrophe, a fait apparaître ces événements comme un fait majeur non seulement de l’histoire de la Grande guerre mais de l’histoire de l’effondrement de l’Empire russe et du régime tsariste.
Puis Gueorgui me montre une autre photo, qui pourrait nous intéresser particulièrement : un homme est au milieu d’une foule, de militaires. Et, d’après Gueorgui, ils’agit de son père (un homme en noir au deuxième rang sur la photo) reconduit à Königstein après son arrestation.
(Quand j’examine cette photo, Galina Sergueïevna dit : vous voyez, il y a des enfants, comme le mentionne Léon dans son récit.)
Or, notre grand-père Léon visiblement n’est pas sur la photo. Sont-ils revenus séparément ? J’en doute.
Mais j’aborde alors la question la plus sensible : Vladimir a raconté l’évasion, il a montré des photos. Pourquoi a-t-il omis la participation de Léon ?
Gueorgui marque un instant de silence et je lui fais part de nos suppositions quant à ce silence : la déception ou la rancœur de Vladimir après la réponse de Léon à sa lettre.
Gueorgui proteste énergiquement et sans hésitation : non, cela n’est pas possible. Vous savez, me dit-il, c’était une époque tellement… Mon père n’aimait pas du tout parler de tout ce passé. Il fallait lui arracher le moindre mot sur ces sujets. Galina Sergueïevna ajoute : non, vous savez, ce n’était pas un homme à avoir du ressentiment, il était très gentil. Mais en fait, quand on lui posait des questions sur le passé, il devenait très nerveux, très tendu.
Donc, de leur côté, ils rejettent notre explication, sans savoir dire, ou sans pouvoir dire les raisons réelles du silence de Vladimir sur son compagnon d’évasion.
L’interrogation reste. Mais passons à la suite du récit de la vie de Vladimir après son retour, dont nous savons déjà par la lettre disparue à quel point elle est misérable dans ces années 1920.