Récit de Volodia :
Le 6 janvier, je quitte la Crimée pour Moscou où j’ai un rendez-vous chez Gueorgui Gabbine le soir même. Depuis le matin je me prépare : à l’aéroport de Simféropol, en attendant l’embarquement, je réfléchis et essaie de noter mes questions. Pendant le vol, et maintenant dans le taxi qui me conduit à travers Moscou, je m’efforce de me concentrer sur cette rencontre avec une histoire qui m'amène un siècle en arrière, en 1914, dans cette Moscou de 2020, sans y arriver vraiment. Comme c’est bizarre ! Je roule sur l’avenue Lénine inondée de lumière, avec ses enseignes de grands magasins (tiens, un Auchan), des restaurants (un "Napoléon" scintille au croisement de l'avenue Lénine et de la rue Maria Oulianova la soeur de Vladimir Illitch...) et les boutiques des marques globalisées. Et puis des quartiers nouveaux avec des complexes commerciaux encore plus grands, aux noms si peu "orthodoxes": Columbus, O’key ou Hudson. On dirait Las Vegas! Comment ont fait les gens ici pour passer si brutalement d’une époque à l’autre, de l'austère monde soviétique au monde de la consommation effrénée ? J'ai un sentiment troublant de déracinement: la Moscou d'aujourd'hui est une ville-mystère pour moi... Vladimir Gabbine, lui, a quitté en 14 la Russie tsariste, et est revenu en 19 dans la Russie des soviets.
Gueorgui Gabbine habite un quartier périphérique, très soviétique, au 8èmeétage d’un immeuble des années 1970. C’est un homme encore solide pour ses 86 ans qui me fait entrer dans l’appartement. Celui-ci est assez typique de la classe moyenne supérieure soviétique. Il me présente sa femme, Galina Sergueïevna, et un homme jeune, Sacha, qui est si j’ai bien compris le petit-fils de la sœur de son père. Nous nous installons dans le salon et je réexplique comment l’intérêt pour l’histoire vécue par le grand-père de Françoise en 1914 m’a amené à cette rencontre ici avec eux, à Moscou, le soir du Noël orthodoxe. Je réexplique aussi notre intérêt pour la figure de Vladimir Gabbine. Maintenant que je peux parler à son fils, je voudrais que Gueorgui me raconte ce qu'il sait de l’histoire de son père. Gueorgui s’est lui aussi préparé à cette rencontre. Il a pris connaissance des documents de Léon que j'ai traduits en russe. Et il me remet une biographie de son père, qu'il a préparée par écrit et que je lirai par la suite. En voici juste les éléments principaux:
Vladimir Nikolaïevitch Gabbine est né en 1892 à Tachkent. Son père est ingénieur militaire, il a deux frères aînés, et trois sœurs.
En 1911, il termine ses études à l'école des cadets et à l’institut militaire de Tachkent et commence sa carrière d’officier au Turkestan.
Le 1eraoût 1914, il est envoyé au front avec le grade de lieutenant et participe à la bataille de Tannenberg du 20 au 30 août dans la 2èmearmée du général Samsonov. Le 30 août, tandis que le général Kliouiev donne l’ordre de reddition, 30 000 soldats et officiers russes sont faits prisonniers, parmi lesquels Vladimir Gabbine. Il est envoyé à Königstein début septembre.
En novembre 1918, le retour des prisonniers est organisé par les puissances via la Croix-Rouge. Vladimir décide de rentrer en Russie.
A Moscou, Vladimir entre à l’Institut d’énergétique, et travaille en même temps comme ingénieur électricien. Il deviendra ingénieur en chef au Bolchoï.
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, il accepte une mission à Tachkent, sa ville d’enfance, et y part avec sa femme Maria, qu’il a épousée en 1929, et son fils Gueorgui. Il travaille à Tachkent, puis à Stalinabad, la capitale du Tadjikistan.
Ils rentrent à Moscou en 1945, et il travaille d'abord comme traducteur technique de l'allemand, puis comme ingénieur dans une usine de fours industriels.
En 1953, il lui est alloué une parcelle de terrain à 40 kms de Moscou, où il fait construire une datcha. Le verger et le jardin deviendront son refuge et son plaisir jusqu’à la fin de sa vie, en 1977.
Mais c'est bien sûr beaucoup plus de détails que je veux connaître, non seulement sur l'évasion de Königstein ( et les raisons probables du silence de Vladimir Gabbine sur son camarade français), mais aussi sur la vie de Vladimir Gabbine après son retour en Russie soviétique. Comment était-il possible de survivre sous la "dictature du prolétariat" pour une famille d' "anciens" ayant servi les Tsars comme officiers de son armée?
Au cours de cette soirée de Noël, Gueorgui et sa femme vont répondre à mes questions en essayant de reconstituer l'enchaînement des faits connus, et de comprendre les silences de Vladimir Gabbine sur les maillons inconnus pour eux avant notre rencontre.
C'est par l'histoire de la famille Gabbine que Gueorgui a commencé.